L'économie sociale et solidaire, espérance inaboutie

Publié le par verts

L'économie sociale et solidaire, espérance inaboutie  Alain Lipietz 

C'est une nouvelle fois un grand plaisir que d'être publié par M. Fujiwara, dont on ne saluera  jamais assez la contribution à la connaissance de la pensée progressiste française, en particulier "l'approche de la régulation". Je remercie de même mon ami et traducteur Inoue Yasuo qui s'est lancé dans cette audacieuse traduction. 

Car le livre qu'on va lire n'est pas tout à fait comme les autres. Ainsi que je l'explique en introduction, c'est un rapport officiel dont j'ai eu la charge, en 1999. Sa rédaction a mobilisé plus de 20 grandes réunions (dans les régions françaises, et nationalement) auxquelles plus de 4000 personnes ont participé, plus des séminaires et entretiens conduits à l'échelle européenne, au Canada, en Argentine... 

En 1999, les écologistes français participaient pour la première à une majorité gouvernementale à l'échelle nationale, en alliance avec les partis socialiste et communiste : la "majorité plurielle" conduite par le Premier ministre Lionel Jospin . La mission qui m'avait été confiée par Madame Martine Aubry, ministre du Travail et de la Solidarité, était simple : déterminer s'il fallait concevoir un nouveau statut pour des entreprises à but social, et pas orientées par le profit. 

Comme on le verra, ma réponse fut négative. Le mouvement ouvrier français avait créé dès le XIXe siècle trois institutions de ce type (reconnues officiellement au début du XXe siècle) : la mutuelle, la coopérative et l'association. Il s'agissait alors d'institutions de survie ou de combat contre le capitalisme privé, contre l'Eglise, contre l'Etat : des institutions par lesquelles les classes populaires se rendaient service à elle même. 

Au cours du XXe siècle, ces trois institutions de "l'associationnisme ouvrier" avaient été d'autant plus précisément codifiées par la loi qu'elles avaient été appelées à fonctionner comme ancêtres, puis comme auxiliaires de l'Etat-providence, l'Etat "fordiste" de la seconde moitié du XXe siècle. Par exemple, des mutuelles concourent au remboursement des soins, des associations organisent les maisons de retraites, un coopérative gère les crédits aux paysans (le Crédit Agricole, qui fut la plus grande banque du monde). Les lois régissant ces institutions sont partiellement inadaptées aux nouvelles initiatives de production populaire nées avec la crise du dernier quart du XXe siècle. Mais, moyennant des réformes simples, elles pourraient être parfaitement adaptées. L'essentiel est plutôt de fixer des règles de financement régulières, assurant (avec des règles de contrôle) l'autonomie de ces initiatives de la société civile, même vis-à-vis de l'Etat ou d'autorités locales qui le subventionnent. Tel était le contenu essentiel de mon rapport. 

Mais ce rapport n'aurait guère eu d'intérêt pour des lecteurs étrangers s'il s'en était tenu là : un ajustement nécessaire de la législation française. S'il a immédiatement suscité de nombreuses invitations et colloques, notamment aux Amériques, c'est qu'il allait plus loin. Il montrait que certaines activités humaines ne pouvaient être assurées de manière optimale que sous des formes mobilisant la bonne volonté de plusieurs acteurs (dont les travailleurs salariés, les bénévoles et les usagers) et orientées directement vers la satisfaction de la communauté, et pas seulement de clients particuliers. D'où le nom d "économie sociale et solidaire". 

En France, il suscita un énorme intérêt et un immense espoir. Non pas tant le rapport en lui-même que ce qu'il représentait : la reconnaissance d'un nouveau champ d'activités humaines, et une nouvelle façon, très participative, de les satisfaire. 

Comme le montre le rapport, la plupart de ces activités ne sont pas vraiment nouvelles. Il s'agit même de tâches ancestrales : s'occuper des enfants, des malades et des aînés, enrichir et réjouir les âmes par des activités culturelles, entretenir l'agrément de nos quartiers urbains. On le voit, ces tâches étaient dévolues de toute antiquité aux femmes, ou à la famille élargie, ou à des associations religieuses. Et presque toujours elles conféraient à ceux qui les assumaient un avantage fiscal ou du moins une reconnaissance publique, à cause de leur utilité pour la communauté, quoiqu'elles ne soient pas elles-mêmes étatiques, mais pas non plus de pures entreprises privées guidées par la recherche du profit : un "tiers secteur". 

Or ces activités sont appelées à un développement considérable. D'abord pour une raison "conjoncturelle" : l'Etat-Providence a commencé à fléchir dans le dernier quart du XXe siècle. Un nouveau modèle capitaliste ressuscitait les normes du capitalisme libéral : l'Etat n'a pas à s'occuper du "social » ; en tout cas la compétition internationale lui interdit de dépenser son budget à entretenir une armée de travailleurs sociaux ou à financer sans limites l'éducation, les soins , la culture. La nouvelle économie solidaire s'est donc déployée en "recours", et ce particulièrement dans les pays où s'expérimentait le nouveau modèle "libéral-productiviste" : en Amérique Latine . Là, sous le coups des privatisations, on se rendait compte que ces services que l'Etat ne rendait plus (ou n'avait jamais offert aux plus pauvres), les structures traditionnelles de la solidarité  (l'Eglise, la famille élargie) se trouvaient bien en peine de les reprendre en charge. Tout simplement parce que la société a évolué. L'Eglise ne sait plus faire et n'en a plus les moyens, et surtout la famille élargie s'est dissoute dans l'urbanisation et la "modernité".  Les individus se retrouvent seuls, totalement isolés, ou alors insérés dans une famille minuscule, nucléaire voire mono-parentale. 

Aujourd'hui, le modèle « libéral-productiviste » mis en place à partir de 1980 est lui-même en crise . La société a besoin de reconstruire du collectif, du lien social, de la solidarité de base. Mais le futur modèle de développement de sortie de crise n'implique pas nécessairement un grand retour de l'Etat dans tous les secteurs de la vie sociale, avec les risques bureaucratiques que cela représente. L'économie sociale et solidaire sera probablement une composante essentielle du futur modèle. 

Mais ce tiers secteur doit relever un défi beaucoup plus structurel, "anthropologique" celui-là : la fin des structures « naturelles » de solidarité (famille, congrégations religieuses). Structures dont il faut d'abord rappeler qu'elles étaient fondées sur l'exploitation des femmes, sous domination masculine. S'ouvre alors un immense secteur d'activités : s'occuper du corps et de l'âme des autres. Ce qu'on va appeler les "emplois familiaux" ou « services à la personne ». Conjointement avec les secteurs du para-médical, de  la culture et de l'amélioration de l'environnement, c'est par excellence le domaine d'expansion de l'économie sociale et solidaire. Comme on remarque qu'en outre ces emplois ne sont ni automatisables, ni délocalisables, c'est même le principal champ de création d'emplois pour un pays industrialisé mais vieillissant, dans le siècle à venir. 

Or, le gouvernement de « majorité plurielle » de Lionel Jospin n'a rien fait de ce rapport. Madame Aubry a quitté le gouvernement, sa successeure Madame Guigou a organisé une petite cérémonie de réception, puis rien n'est venu. La loi-cadre proposée, forte du consensus construit entre tous les acteurs par le processus même d'élaboration du rapport, n'a jamais été rédigée ni proposée au Parlement. Le secrétaire d'Etat à l'économie sociale, le vert Guy Hascoët, nommé à la suite des succès électoraux des Verts, est juste parvenu a faire adopter une nouveau type de coopérative (la Société Coopérative d'Intérêt Collectif), au maniement assez complexe, alors que le but du rapport était de permettre la création la plus facile possible d'entreprises du tiers secteur. 

Deux ans plus tard,  ce gouvernement était balayé. Il avait offert une grande avancée sociale aux travailleurs de France bénéficiant d'un contrat de travail stable : la loi sur les 35 heures de travail hebdomadaire. Mais cette loi n'apportait pas grand-chose aux chômeurs, aux travailleurs précaires et à temps partiel, au segment le plus pauvre du peuple. La loi pour le Tiers Secteur aurait sans doute permis de consolider la base sociale de l'alliance gauche-écologistes. 

Ce qui fut développé à la place par la majorité socialiste, et que la droite revenue au pouvoir (et qui s'y maintient depuis) a d'abord encouragé, ce furent les subventions aux usagers, tels les  "chèques emplois service" (devenus ensuite « chèques emplois services universels », CESU) pour payer des domestiques ou autres entreprises individuelles de "services au particuliers". Or ce n'est pas du tout la même chose que le tiers secteur. Ce mécanisme externalise le travail gratuit des épouses et des mères, en le remplaçant par des personnes sans grande formation et au statut extrêmement précaire, alors que le rapport sur l'économie sociale et solidaire visait à structurer une offre de qualité, subventionnée pour lui assurer des moyens d'existence durables et des conditions dignes, avec une formation et un soutien permanent, pour ses salariés. 

Prenons l'exemple des « service à la personne», c'est-à-dire des emplois exercés à domicile pour aider physiquement et moralement des individus, aide scolaire comprise. En 2006, ce secteur compte 1,8 millions d'emplois, de 20 heures par semaine en moyenne. Il croit à une vitesse de 11% par an et représente alors 20 % de l'emploi créé en France. Malheureusement, il s'agissait pour l'essentiel (1,5 millions) de contrats entre une famille et un (le plus souvent : une) salarié isolé, l'employeur étant subventionné par le mécanisme du CESU. Seulement 200 000 emplois étaient organisés par l'économie sociale et solidaire, le reste par de grandes entreprises. 

Pourtant l'ambition de l'économie sociale et solidaire reste intacte. Sous le long règne de la droite au niveau national se sont développées de nombreuses entreprises du tiers secteur, appuyées souvent par les maires-adjoints (ou les vice-présidents de région) écologistes, dans les très nombreuses collectivités territoriales conquises par les alliances « gauche + écologistes »  dans les élections locales récentes. Les institutions universitaires de formation à la gestion de l'économie sociale et soldaire se multiplient, comme les groupes de recherche (à l'exemple du Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique de Jean-Louis Laville). 

 

Puisse les préconisations essentielles de ce rapport servir  de base à la victoire des forces écologistes et progressistes, en France en 2012, et au delà, au Japon et à travers le monde ! 

 

Publié dans Politique Générale

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